samedi 12 février 2011

Ingeborg Bachmann, "Cela pourrait être lourd de sens".


OMBRES ROSES OMBRES

Sous un ciel étranger
des ombres des roses
des ombres
sur une terre étrangère
entre des roses et des ombres
dans une eau étrangère
mon ombre

PAS DE DELICATESSES

(...)
Ma part, il faut qu'elle se perde.

Ingeborg Bachmann, Poèmes, Actes Sud, 1989.

mardi 8 février 2011

Joan Didion, "Je serai le témoin de cette femme".

Ce fut d'abord sa composition en cahiers, évoquant irrésistiblement une écriture liée à l'intime, qui m'a incitée à engager la lecture de  ce roman de Joan Didion, depuis longtemps relégué au coeur d'une pile de vieux 10/18 défraîchis. 
"Prière en commun" ou face à face bergmanien, il est d'emblée question de deux femmes, dont l'une enquête sur l'autre, afin de se constituer comme son "témoin" idéal.


 Possible héroïne de Jean Rhys ou d'Anna Kavan, Charlotte Douglas semble un fantôme, un de ces êtres qui rêvent leur vie. Absente aux autres, elle a "quitté tout le monde". Ses deux mariages? des échecs; sa fille unique? disparue, traquée par le F.B.I. pour sa responsabilité dans un acte de terrorisme; quant à un nouvel enfant, il ne faut pas y compter:atteint d'une malformation, il ne vit que quelques jours. Exit la deuxième chance... D'un désastre l'autre, Charlotte va, elle flotte au gré des vols internationaux, dans le "no man's land" des terminaux d'aéroports, dans des hôtels désertés... Et le monde de se rappeler à elle sur le mode unique de la désolation, ou de la catastrophe:

"Elle était l'unique cliente de l'hôtel, construit juste avant les troubles, très vaste avec ses balcons où l'averse crépitait. Ses vêtements moisissaient. Le beurre dans les récipients de porcelaine verdissait en une matinée, au dîner une fine couche de poussière volcanique le recouvrait, dernières cendres d'une éruption qui s'était produite deux ans auparavant. L'un des attentats avait eu lieu sur la terrasse du restaurant et, chaque après-midi, un jeune garçon de cuisine frottait sans conviction une tache brune persistante."

 Au bord de l'effondrement, Charlotte n'aura cessé d'éprouver l'opacité irréductible d'autrui fût-il un amour, un enfant. Elle n'a rien compris, elle est juste celle qui "avait tort". Seule, de l'autre côté du miroir, son observatrice, Grace,  pose un regard sensible sur l'épingle de sûreté qui fronce une jupe coûteuse, ou le fermoir cassé d'un sac à six cents dollars, "une sorte de délabrement (...) qui suggérait une usure secrète de l'esprit, ou une blessure, ou l'abandon".

Car Charlotte devient, cahier après cahier, l'horizon dépressif de Grace, elle-même en proie à la solitude et au cancer. A l'aube d'une révolution, tandis qu' "un linceul de fumée s'accroche au-dessus de Boca Grande", un aveu:" ici, je ne suis pas à ma place, mais il est trop tard pour en changer."

"Il y avait eu certes ces jours, ces semaines, voire ces mois, pendant lesquels elle avait été séparée de tous ceux qu'elle connaissait par une grisaille si dense que même l'éclat de sa propre fille dans sa propre maison lui était une source d'irritation, un reproche qu'il lui fallait éviter aux heures des repas et dans les escaliers.(...)Au cours de telles périodes l'effroi habituel s'emparait de Charlotte quand elle était contrainte de se rendre à l'école de Marine et d'entendre les enfants célébrer toutes les choses belles et brillantes, toutes les créatures grandes et petites.
Elle se bouchait les oreilles.
Engourdie, elle regardait Marine de très loin.
Elle se réfugiait dans les taches quotidiennes. Ses journées devenaient de simples chiffres.
Charlotte ne savait pas que c'était là une réaction "ordinaire". Il ne lui venait pas à l'esprit que quelqu'un d'autre puisse souffrir de ce qu'elle appelait "vivre à l'écart".
Et, par suite de cette ignorance, elle ne luttait pas. Elle adoptait une attitude négative. Elle ne voulait pas y réfléchir. Après la disparition de Marine elle vécut plusieurs semaines sans presque sortir de son lit. La disparition avait effacé jusqu'aux chiffres des jours. Je crois n'avoir jamais connu personne qui fût, comme elle, capable de vivre une existence qui échappait à tout réexamen." 


Joan Didion, Un livre de raison (a book of common prayer), 10/18, 1985; Robert Laffont, 2010.




 

mercredi 2 février 2011

Alejandra Pizarnik, trois éclats inauguraux.

 03 janvier 1959:
"J'ai laissé tomber la psychanalyse. Je ne sais pas pour combien de temps. Je vais très mal. je ne sais pas si je suis névrosée, ça m'est égal. J'ai simplement une sensation d'abandon absolu. De solitude absolue. Je me sens toute petite, une toute petite fille.(...) J'ai envie de pleurer. Je le fais. Je pleure parce qu'il n'y a pas d'êtres magiques." 

 25  Janvier 1963:
"Indéniablement, je crois au cinéma.(...) Le cinéma n'est pas une distraction pour moi. C'est une rencontre, parfois atroce, avec mes désirs les plus profonds." 

19 février 1968:
"Ce qui est intérieur, sous-jacent, est toujours sinistre. Aujourd'hui, je me suis réveillée et je me suis répété une seule phrase: il y a ici quelqu'un qui tremble."

Journaux d'Alejandra Pizarnik, 1959-1971 , José Corti, 2010.