mardi 27 décembre 2011

Roberto Bolano, L'hiver des lectrices.


"Pendant l'hiver, on dirait qu'elles seules ont le courage de mettre le nez dans les rue glacées. Je les vois dans les bars de Blanes, ou dans la gare, assises le long du Paseo Maritimo, seules ou avc leurs enfants, ou avec une amie silencieuse et, entre leurs mains, je découvre toujours un livre. Que lisent ces femmes? se demandait Enrique Vila-Matas, il y a quelques années.Ce qu'elles peuvent. Pas toujours de la bonne littérature ( mais qu'est-ce que la bonne littérature?), parfois des magazines, parfois les pires best-sellers. Lorsque je les vois marcher, emmitouflées, le visage rougi par le vent froid, je pense aux Russes qui firent la Révolution, endurèrent le stalinisme, qui fut pire que l'hiver, et le fascisme, qui fut pire que l'enfer, et elles furent toujours accompagnées d'un livre, alors que la chose logique à faire aurait été de se suicider. De fait, beaucoup de ces lectrices de l'hiver finirent par se suicider. Mais pas toutes. Il y a quelques jours, j'ai lu que Nadedja Jakovlevna Hazin, lectrice exceptionnelle, auteur de deux livres de mémoires, l'un d'eux intitulé Contre tout espoir, et femme du poète assassiné Ossip Mandelstam, avait participé, selon son plus récent biographe, à des relations triangulaires en compagnie de son mari et que la nouvelle avait causé stupeur et déception dans les rangs de ses admirateurs, qui la tenaient pour une sainte. Moi, au contraire, j'ai été heureux de l'apprendre. J'ai su qu'au coeur de l'hiver Nadedja et Ossip n'ont pas été pris dans la glace et cela a confirmé qu'ils avaient essayé au moins de lire tous les livres. Les saintes lectrices de l'hiver sont des femmes en chair et en os, et elles ne manquent pas d'audace. Certaines, c'est vrai, se sont suicidées. d'autres ont fait fuir l'infamie et ouvert de nouveau leurs livres, les livres mystérieux que lisent les femmes lorsqu'il fait froid et qu'on dirait que l'hiver ne finira jamais."


Roberto Bolano, Entre parenthèses, essais, articles et discours (1998-2003), Christian Bourgois, Paris, 2011.

3 commentaires:

  1. Merci pour ce post. Toujours aussi juste et drôle Roberto ! Super votre blog. Moi je vous ai mis en favori ...
    Bonne continuation, Michaël

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    1. merci à vous Michaël pour votre enthousiasme, pour votre soutien! Pour ce qui est de Roberto Bolano, cette première lecture m'a complètement séduite mais je n'ose pas encore me lancer dans ses romans les plus volumineux, très intimidants...

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  2. Quel univers vous avez su créer, de beaux textes, rares et cet extrait est magnifique ...

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