mardi 7 février 2012

Carl Seelig, Première promenade.

 26 juillet 1936

   "Quelques banales missives inaugurèrent nos relations; un échange de questions et de réponses brèves,pragmatiques. 
Je savais que Robert Walser, déclaré malade mental et interné à l'hôpital Waldau à Berne, au début de 1929, avait été transféré ultérieurement à l'hospice cantonal d'Appenzellausserrhoden, à Herisau, où il vivait depuis juin 1933 en qualité de pensionnaire. J'avais envie de faire quelque chose pour la publication de son oeuvre et pour lui personnellement. Parmi les écrivains suisses contemporains, il me paraissait la figure la plus originale. Il m'autorisa à lui rendre visite. Et c'est ainsi que, ce dimanche-là, tôt le matin, je me rendis par le train de Zurich à Saint Gall où je passai un bon moment à flâner en ville et à suivre, à la Collégiale, un sermon sur "le gaspillage du talent". A mon arrivée à Herisau, je fus salué par une volée de cloches. Je me fis annoncer au Dr. Hinrichsen, médecin-chef de l'hospice, lequel m'autorisa à partir en promenade avec Robert.
   Le poète, alors âgé de cinquante-huit ans, sortit d'un bâtiment voisin, accompagné d'un gardien. Je fus frappé par son apparence. Un visage rond d'enfant, comme divisé en son milieu par l'éclair, les joues teintées d'une légère rougeur, les yeux bleus, la moustache courte, d'un blond doré. Les tempes déjà grisonnantes. Le col cassé et la cravate de guingois; les dents en mauvais état. Lorsque le Dr. Hinrichsen voulut lui donner le haut de sa veste, Robert s'insurgea:"Non, le bouton du haut doit rester ouvert!" Il parlait ce même Bärndutsch mélodieux dans lequel il s'exprimait déjà à Bienne, durant sa jeunesse. Ayant quitté le médecin de façon plutôt abrupte, nous prîmes la direction de la gare de Herisau puis celle de Saint Gall. Il faisait chaud comme en plein été. En chemin, nous croisâmes des fidèles endimanchés qui nous saluèrent aimablement. L'aînée des soeurs de Robert, Lisa, m'avait rendu attentif au fait que son frère était excessivement méfiant. Que devais-je faire? Je fis silence. Il fit silence. 
   Et c'est sur cette étroite passerelle de silence que nous nous rencontrâmes."

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser ( 1936-1956), traduction B. Kreiss, Rivages poches, 1992, Paris.




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