C'est un classique... Les livres qui prétendent raconter des histoires de chiens parlent de tout autre chose... au premier rang desquelles leur auteur, tant il est vrai que la bête en dit long sur l'homme -ou la femme.
J'ai déjà eu dans l'idée d'écrire ici sur quelques exemplaires de cette littérature un peu spéciale qui prend pour objet d'élection les créatures canines les plus diverses: "Topsy" ou comment le goût des Chow-chow " à la robe d'or" est venu à Marie Bonaparte et à S.Freud;"Les chiens de ma vie" d'Elisabeth Von Arnim, révélateurs de la grande solitude de l'écrivaine, depuis les premiers temps de son mariage avec celui qu'elle ne nomme que "l'homme de colère"; le n°9 de la série "In almost every picture" d'Erik Kessels, sidérante tentative d'une famille pour capturer l'image de son chien, qui ne cesse quant à lui de se dérober et de faire littéralement "tâche" dans le cadre.... sans compter "Flush" de Virginia Woolf, où l'hommage à l'animal est avant tout celui rendu à la poétesse Elisabeth Barrett, épouse Browning...
Dans la même série, croyais-je, ce John Fante hilarant où sur fond de soleils couchants californiens, de pavillons pour une middle-class estampillée WASP, un dénommé Henry Molise déverse sa bile cynique ( un peu d'étymologie...) sur l'animalerie qui lui sert de famille. Les fauves ne sont jamais ceux que l'on pense...
L'apparition de la bête dans sa vie- et quelle bête! Un énorme chien lubrique qui manifeste d'emblée une nette préférence sexuelle pour les garçons, tous les garçons- détourne le narrateur- si peu...- du sort qu'il s'est fait à lui-même: scénariste raté, chômeur enchaîné à une marmaille adulte encombrante et à une épouse trop blonde qu'il connaît trop bien, il se gargarise de projections héroïques, pourvoyeuses de symptômes dépressifs aggravés tant il s'illusionne sur sa capacité à se réinventer une liberté. A Rome, à tout prendre...
De fait, bien longtemps auparavant, Henry, au lieu de se tirer dans la capitale italienne pour y savourer les charmes multiples ( cafés serrés et brunes piquantes)de la Piazza Navona, s'est laissé dévorer tout cru par la machine de guerre de l'institution familiale, comprenez mariage et quatre vauriens d'enfants.
A l'âge terrible de la perplexité, des renoncements qui taraudent et réveillent les ulcères, il comprend une chose:" J'avais besoin d'un chien."
Ce chien, c'est Stupide: plus il prend de place et s'impose, plus la dynamique simplissime du récit s'accélère, à la façon d'une comptine grinçante: les enfants, un après l'autre, quittent le pavillon familial tandis que l'incompréhension, la fatigue et la frustration ensevelissent son couple. Assommé par la paix qui règne enfin chez lui, Henry ne cherche plus qu'un moyen d'échapper à la liberté qu'il fantasme depuis tant d'années.
Stupide va le lui fournir ( le premier chien gay du corpus, qui terrorise les femelles du quartier et n'a de cesse d'honorer tous les mâles du voisinage sans distinction d'espèces est bien sûr un alter ego d'Henry, comme lui " un clochard. Un individu socialement irresponsable, un fuyard.") d'une manière pas vraiment orthodoxe, pas vraiment inattendue non plus si l'on considère la misogynie accablante du roman... Jugez sur pièces.
"La truie souriante ne me quittait jamais des yeux; j'ai compris que nous allions nous entendre parfaitement. Assis sur la poutre supérieure de la barrière, j'ai regardé son groin s'enfoncer dans les tas de terre des taupes, son dos arrondi qui brillait comme une grosse perle au soleil. Elle dégageait des vibrations confortables de stabilité bourgeoise et de foi en le Saint-Esprit. Elle était ma mère ressuscitée. Le groin encroûté de terre, elle s'est langoureusement allongée sur le sol tiède. Stupide s'est laissé tomber à côté d'elle pour lui nettoyer la face. Je ne l'avais jamais vu aussi content. Ses blocages avaient disparu. Il y avait même de la douceur dans sa face d'ours. Et plus rien de sa lugubre mélancolie.
-Henry?
Je me suis retourné vers Harriet qui m'observait de a haie. Je lui ai fait signe d'approcher. Elle hésitait.
-Qu'y a-t-il?
Je lui ai encore fait signe.
Elle semblait gênée en traversant les mauvaises herbes et contournant la voiture jusqu'au corral. La truie et le chien étaient couchés côte à côte, les mamelles de la truie aussi flasques que des ballons dégonflés. Quand Harriet a découvert ce spectacle, quelque chose s'est effondré en elle. Je l'ai senti s'écraser au tréfonds de son être. Ses yeux ont quitté le corral pour se poser sur moi. Ils palpitaient de pitié, de confusion, de désespoir. Sans un mot, elle a fait demi-tour, puis est retournée vers la maison."
John Fante, Mon chien Stupide, Christian Bourgois, 1988, Paris.