"Est-elle réelle?" se demandait nerveusement Tennessee Williams devant l' "animation de vif-argent" de Jane Bowles...
Jane Bowles, qui, rappelons-le,avouait se sentir souvent offensée et souffrait de n'être appréciée que par une poignée d'amis, a d'abord été une femme à vif, rongée par une
hyper-exigence vis-à-vis de son propre travail d'écriture ne trahissant rien moins que la peur de son propre talent. Il suffit d'ailleurs de lire quelques passages de sa correspondance avec Paul B. pour saisir à quel point la piètre estime en laquelle elle se tenait l'a condamnée bien avant la maladie à un état de
défaite, de blessure irréparables.
Dans une entrée de son journal puis dans l'une des nombreuses lettres qu'elle adresse à l'homme qu'elle a épousé il y a seize ans, Emmy Moore doute, et oublie ce qui l'a conduite à séjourner seule à l'hôtel Henry. Troublée par une féminité duelle, clivée entre ce qu'elle nomme la "femme féminine" - la Turque belle et soumise à laquelle elle s'identifie de manière dépréciative- et une aspiration à plus d'indépendance et d'audace sous les traits fantasmés de" l'Américaine virile", Emmy se soumet aux injonctions bienveillantes et thérapeutiques de son mari, s'alignant sur des schémas à l'oeuvre chez Charlotte Perkins Gilman ou Alice James et dont on sait combien ils ont déraillé.
Parole sous tutelle, celle de l'autre-masculin- donc-légitime:
" Tu m'as encouragée à écrire chaque fois que j'éprouverais le besoin de mettre mes pensées au clair" mais qui jaillit des tréfonds d'une culpabilité terrible, du besoin -ravageur- de justifier ses actions, son existence. Le passage à l'acte d'écrire est ici une douleur.
"Certains jours, le besoin d'écrire se loge dans ma gorge comme un cri qu'il faut pousser à tout prix."
D'évidence, tout autant que l'identité féminine, c'est le devenir écrivain qui est mis à la question dans"Le journal d'Emmy Moore". Depuis l'état d'inquiétude, d'émotivité paralysante, d'impressionnabilité d'Emmy / Jane, le langage fait une percée, brève et touchante, avant que tout cet "appareil " de confidences ne vole en éclats, sans qu'on s'y attende.
Disparus alors, à quelques lignes de la fin, l'apparence de dialogue chuchoté, la collusion avec le lecteur.... Retour à l'extériorité: "elle" attrape quelques feuillets qu'un courant d'air a éparpillés dans la cambre; "elle" lit, reprend une phrase sur laquelle on venait de s'attarder.. Tout se diffracte soudain et s'assombrit. Il n'y a pas eu de justification; rien n'a été dit; rien du tout. Il reste une bouteille, un fauteuil d'osier, un malaise puissant, le sentiment d'un effort avorté. Quelque chose de l'ordre de la terreur. Celle qui étreignait semble-t-il consciencieusement Jane Bowles à chaque tentative qu'elle faisait pour devenir un écrivain.
"Le seul jour où j'ai réussi à écrire, où j'ai franchi la porte intérieure, je me suis sentie coupable. C'est cet état que je dois retrouver."
Stèle de Jane Bowles, textes* traduits et présentés par Michèle Causse, supplément au n° 41 du Nouveau Commerce, 1978, Paris.
* deux nouvelles, une lettre à Paul Bowles.