lundi 17 septembre 2012

MARCO DENEVI / Cérémonie secrète

Envoûtante cérémonie, que celle qui attire dans son champ maléfique la veuve Leonides Arrufat... Lugubre silhouette qui traverse la ville pleine de ressentiment pour tout ce qui la trouble (tout signifiant au premier chef le sexe) elle croise le regard d'une jeune fille étrange, à laquelle elle va se lier - à mort. Arc boutée tout entière sur l'idée d'une maternité artificielle et tardive, réparatrice d'on ne sait quelles blessures secrètes, Léonides Arrufat s'improvise donc mère, enquêtrice, et pour finir, justicière. La voilà à soulever les masques et à précipiter tous les personnages qui croisent sa route, exclusivement féminins et tous plus hystériques les uns que les autres, dans une sarabande jonchée de cadavres, de vierges violées, de marâtres dépravées et de petites frappes.

Attention, dans ce roman, on se méfie de toutes les créatures.  Cette folle de veuve, capable de s'incarner en de multiples identités ( Elle se renomme Annabeli d'après un obscur poème...) et obsédée par les traces de stupre qu'elle imagine et traque partout autour d'elle; Cecilia, la jeune ingénue hébétée, en proie à des hallucinations douteuses (elle confond Dona Arrufat et sa mère morte) qui pourraient n'être qu'un mensonge, enfin les deux tantes charognardes qui rôdent autour de la jeune "innocente" et de sa fortune, ou du moins de ses oripeaux.
Toutes les fables sont suspectes, c'est bien connu. Ici plus que de raison chaque personnage est confronté à la faillite de son discours et ce n'est pas le dénouement qui dira le contraire. L'orpheline trépasse, victime d'une cousine machiavélique, qui n'apparaît sur la scène finale que pour se faire occire de la main vengeresse de la nouvelle mère... meurtrière. Cette dernière disparaît comme elle était apparue, sombre figure ambulante. "Un groupe de gens masqués la salue en faisant crépiter le rire sec et lugubre de ses crécelles."

A cheval sur une pluralité de genres, parodiés dans une jubilation évidente qui est aussi la marque de fabrique de Marco Denevi, dont je recommande, par ailleurs, les deux autres titres disponibles en français, "Rosa ce soir" et "Musique d'amour perdu", cette cérémonie secrète s'ingénie à dévoyer tour à tour le récit policier, le roman gothique ou le conte de fées dans un tourbillon de motifs baroques. Ainsi de la demeure où se terre la jeune Cecilia, immeuble délabré qui cèle en ses profondeurs mystères et trésors,  espace matriciel, corps caverneux que n'aurait pas dédaigné un Mario Praz, où se noue le sort de ce duo improbable et dangereux d'une fille et d'une qui se voudrait mère...

"Une odeur d'humidité, de renfermé, de médicaments, de pourriture et de mort, une odeur qui était la somme et le produit de toutes les mauvaises odeurs de ce bas monde vint tout d'abord à sa rencontre, détruisant l'émotion qu'elle ressentait. Elle aurait préféré faire marche arrière. Elle aurait voulu, au moins, se boucher le nez avec son mouchoir. Mais la jeune fille l'avait prise par la main et l'entraînait vers le fond de cet abîme fétide.
Elles traversèrent plusieurs pièces baignant dans la pénombre et tout encombrées de meubles. Elles atteignirent un petit vestibule, éclairé par une lumière d'orage qui filtrait à travers un oeil-de-boeuf élevé. elles montèrent un escalier sombre en bois, qui grinça et crissa sous leurs pieds Elles arrivèrent à un autre vestibule encore plus petit. Elles traversèrent un corridor. Puis une antichambre. Elles s'arrêtèrent devant une porte. La jeune fille ouvrit cette porte et Melle Leonides se retrouva dans une chambre luxueuse.
(...)
Elle fit quelques pas à travers la pièce. Elle sentait dans son dos les yeux de la jeune fille. Elle entendait sa respiration entrecoupée. Elle avait même l'impression  de percevoir de nouveau ce râle, ce petit gémissement. Elle était plus que troublée. On l'avait entraînée, elle s'était laissée entraîner, jusque sur une scène, et maintenant on attendait qu'elle jouât un rôle. Quel rôle? Elle l'ignorait. Et la jeune fille était là, comme un rideau qui se lève, comme une sonnette qui retentit, comme une main tendue."


Marco Denevi, Cérémonie secrète, éditions Joelle Losfeld, Paris, 1999.


 

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