mardi 18 décembre 2012

ALDA MERINI / L'altra verita. Diaro di una diversa.



Anna  Kavan, Janet Frame, Lara Jefferson, Leonora Carrington... toutes ces femmes ont en commun une douloureuse expérience, celle de la folie et de l'internement asilaire. Un voyage tout "en bas",  au fond de la déraison,  qu'une autre a pareillement vécu et écrit, avec l'aveu qu'"on ne sort jamais complètement de l'asile".

Cette "autre" dans la "ronde des folles" se nomme Alda Merini, elle est italienne, elle est l'auteur d'un récit incroyable sur le martyre qu'elle a enduré pendant dix années et qui l'aura marqué à vie, dans sa chair et dans sa langue. Ce texte est disponible en français depuis octobre 2010 aux  éditions de la revue Conférence, dans une traduction de Franck Merger.

Alors, pourquoi, là, aujourd'hui, alors que j'ai lu "L'autre vérité" il y a deux ans  déjà?  En cause, la puissance d'une parole. J'ai feuilleté plusieurs fois, et plusieurs fois reposé le livre pour mieux éprouver ce qui repose entre les mots d'Alda Merini. La souffrance, l'expérience du rejet et de l'abandon, la nécessité d'écrire... Comment un être sensible peut-il endurer une telle cruauté, de tels traitements et garder intacts le désir de vivre, la capacité d'aimer? C'est le mystère de ce livre et sa force, certainement.

Poètesse tôt reconnue, Alda Merini élève ses deux jeunes enfants lorsqu'elle subit une première crise  psychique, liée probablement à l'épuisement et à la perte de sa propre mère, très aimée.  La réaction de son mari est sans nuances: elle est internée dans "l'enfer profond de l'asile Paolo Pini". Nous sommes en 1965. Elle est dès ce jour abandonnée de sa famille, séparée impitoyablement de ses enfants - Ils" provoquaient en (elle) peurs et hallucinations"; plus tard elle accouchera d'une petite fille qui lui sera arrachée peu de temps après sa naissance, source d'un chagrin épouvantable.

 Dans la solitude, apeurée par ce qu'elle perçoit tout de suite  de violence et de démence organisée dans le système asilaire, elle entame sa longue découverte des territoires de l'abjection: l'espace carcéral, insalubre - son premier souvenir: les odeurs d'urine et de merde; les corps dégradés et dangereux de ses comparses aliénées, "assassinées par l'indifférence"; le personnel sadique  (Elle échappe à trois tentatives de viol) au mieux, incompétent. Obscurs, méconnus, infamants,  les lieux de l'asile génèrent eux-mêmes un mode de vie "frappé du sceau de la folie" et comme tels ils se sont inscrits en elle. 

 A lire "L'autre vérité", écrit après un recul de vingt années, on peut entrevoir ce que c'est que la dévastation. Seule la force vive d'Alda Merini a pu rendre possible que de ce gouffre une parole surgisse, qui  ne soit pas d'amertume mais de colère envers les bourreaux (le corps social qui est complice de ces pratiques) et de compassion pour celles et ceux qui furent ses compagnons de martyre, dans "une solitude de coupables et de réprouvés".

...J'ai relu mes notes, les extraits que j'avais recopiés en vue de les relire, de les utiliser ici ou là. J'ai ainsi couvert plusieurs pages de passages désolés ou brûlants, exploration crue, fragmentée, d'une  forme d'horreur que nous produisons nous-mêmes.

Etrangère, Alda Merini? à un monde veule et criminel, certainement; à nous autres, c'est beaucoup moins sûr...

"Ce que je ne parvenais pas à comprendre, c'était la manière dont j'avais échoué en ce lieu et l'étendue de la haine qu'il avait fallu à mon mari pour me faire enfermer dans un hôpital psychiatrique.
 Ce matin-là, les infirmiers m'avaient appelée et mise nue, puis m'avaient habillée d'une chemise et d'une robe de chambre grossière, qui me faisaient perdre mon identité.
Je souffrais moralement d'une façon infinie. J'aurais voulu crier, mais la révolte n'arrivait pas. Je consentais déjà à mon sort, presque passivement. Il avait suffi de quelques piqûres de Leptozimal.(...)
Je me réveillai deux jours plus tard. J'avais la tête lourde et vide. Je regardai les lits putrides, qui avaient tout l'air d'être faits de haine et de bile; je regardai les oreillers, sur lesquels le repos n'était sans doute jamais descendu. Je me mis alors à pleurer en silence, agrippée aux barreaux de ma fenêtre. Les autres patientes me contemplaient en ricanant méchamment.(...)
Vingt ans se sont écoulés et, pourtant, quand je repense à la façon dont un être humain peut transformer la réalité, ma perplexité demeure pleine et entière. Ce même jour, ma soeur, accompagnée de mon mari, vint réclamer mon corps, si on peut dire. Elle déclara que c'était un scandale, qu'il s'agissait d'une erreur. Mais de mon côté j'étais déjà si traumatisée, si brisée, si broyée que je me refusai à la suivre. Je m'accroupis au pied du lit et je me mis à glapir exactement comme un chien."


Alda Merini, L'autre vérité, journal d'une étrangère, éditions Conférence, 2010.




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