jeudi 6 mars 2014

ELIZABETH SMART / L'arrogance des vauriens

Ne pas plier ni se briser. Ne pas laisser l'angoisse ni les incertitudes avoir raison de soi alors même que rien ne va. Désertion de tout espoir. Disparition de tout amour, de toute joie. Enivrement et torture du souvenir. De l'oubli. De ruade en ruade laisser tomber de soi, peaux mortes, scories dévastatrices, les lambeaux de la seule histoire réellement vécue.  Frissonner de peur et du désir de se laisser engloutir dans les eaux glacées de la culpabilité et de la solitude. 
"Que faire une fois éprouvées les sensations tant convoitées? Sentir ses os fragiles se broyer sous leur poids. Sentir toutes les aspérités du corps, une enveloppe sèche pour l'âme".

Trente- deux ans après le récit ( au titre beau comme un poème: A la hauteur de Grand central Station je me suis assise et j'ai pleuré!) de sa passion avec le poète anglais George Barker, père de ses quatre enfants, Elizabeth Smart, écrivaine canadienne aux faux airs de Barbara Loden ou de Sylvia Plath, fait paraître ce récit de ses années solitaires, où elle tente nerveusement d'atteindre aux berges fades de la survie, sans ravaler sa colère ni son extrême vulnérabilité, dans une "douloureuse paralysie" émotionnelle.

Tout de fébrilité, son texte force la compassion et le respect. Au coeur du coeur et du corps de cette femme - ce pourrait être n'importe laquelle d'entre nous ayant aimé - la nécessité de se réinventer une vie, un devenir, alors même qu'autour d'elle s'étend une ville dévastée, moralement, économiquement - c'est l'immédiat après-guerre-,  prolongement sensible  de sa propre désolation. Une femme comme un paysage, en ruine, scrutant ce qui lui reste: des enfants, un corps, les derniers lieux du réel.

Tout entière tendue vers un vivre nécessaire et urgent ( "Je suis à l'âge où je sais que jamais je n'obtiendra ce que je veux. Peut-être en aurai-je une pâle copie.") Smart est poignante, oscillant entre sagesse brute ( "les femmes, elles, sont coincées...") et envie d'en finir, puisque, d'une certaine façon, n'est-ce pas, tout l'est déjà:
"Après le travail je danse dans des cabarets enfumés, je m'exalte au son des versions jazz de Liebestraum. Et si demain matin, je regardais par la fenêtre de mon bureau et je décidais de sauter?"
Quand le réel  divague et se dérobe - " Rien n'est familier. Il n'y a que l'illusion rassurante de connaître quelque chose; c'est un voile opportun.."- une grande fatigue se saisit alors du corps, un grand découragement de l'esprit, qui suscite aussitôt une dureté salvatrice. Epuisée, Elizabeth Smart s'éreinte à s'observer, à se traquer dans ses états de misère, avec un tel cran, qu'elle n'y saurait perdre en dignité. L'enjeu ? Vivre, aimer - encore...

 " Je ne dois pas dévier de mon objet, qui consiste à anéantir l'amour, pour qu'ainsi je puisse en tolérer la douleur; ou plutôt à cesser d'éprouver tout sentiment, pour qu'ainsi je puisse porter la douleur, et que l'amour peut-être, renaisse sous une forme nouvelle.(...) N'oubliant jamais que le temps passe vite et qu'il faut beaucoup de concentration pour se rendre là où on veut aller, là où on espère aller.(...)"

Elizabeth Smart, L'arrogance des vauriens, Les Allusifs, Octobre 2013.

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