En exergue, un poème, lapidaire, énergique, tendu vers un souvenir, prémonitoire:
"...Cherchez-le
Dans ce monde sublunaire:
Ce pays - rayé de la carte!
Supprimé de l'espace!
On le croirait aspiré, englouti-
(...)
Qui espère jamais revenir
Dans une maison anéantie? " ( 1931)
Encore un livre sur Tsvétaïeva, dont la persona est devenue en quelques années un incontournable de la publication en France.
Oeuvres en prose, poèmes, carnets, lettres... le remarquable travail éditorial de Clémence Hiver, dont les traductions rigoureuses et belles nichent au coeur de parfaits écrins - livres au petit format, aux couvertures emboîtées, d'un vert mat, qui composent sur les étagères un bloc réconfortant, ont depuis longtemps offert à Marina, nomade forcée, l'ultime réconfort d'une maison, d'un abri,où se poser, où écrire.
Plus tard les éditions des Syrtes s'autorisent une diffusion plus imposante assortie aux formats appropriés des Lettres à Pasternak ou des Carnets de l'écrivaine, sublime source d'informations et cadeaux inégalés!
Autour des textes, quelques essais fameux, dont le populaire "Vivre dans le feu", recueil récent organisé par T.Todorov, ou, moins connu, mais passionnant, le bel essai sur les destinées parallèles de Tsvétaïeva et son aînée Akhmatova, deux poétesses qui ne se rencontrèrent jamais vraiment, trop dissemblables, rivales peut-être.
Alors, la promesse de ce nouvel opus?
Répondre à des zones d'ombre, des éléments quelque peu confus ou des explications unilatérales du suicide de Tsvétaïéva en recourant à des sources inédites et à la propre expérience de l'auteur des méthodes de la police secrète de Staline. Résultat? Il n'aura pas fallu quatre pages pour captiver tant ce travail documenté et rigoureux, réussit son pari d' éclairer de manière circonstanciée ces deux années terribles où la poétesse se retrouve happée par la spirale -orchestrée politiquement, méthodiquement- de la dépossession.
Sitôt revenue en Russie, "monde sublunaire", à la demande de son époux et de leur fille Ariadna, Marina Tsvétaïéva endure leur arrestation successive ( à peine un mois d'écart), leur disparition dans les geôles de la Loubianka puis, dans un état d'angoisse insoutenable entretenu par l'absence d'informations fiables, la détérioration extrême de ses conditions de survie.
Seule, désespérée par un quotidien d'une dureté insupportable (elle qui avait pu se plaindre dans des carnets de la répétition détestée des tâches ménagères, la vaisselle abrutissante et inutile...), par l'absence de perspectives - elle mène désormais sa vie, ce qui en reste, en aveugle, au jour le jour.
L'exploitation par Irma Koudrova de sources judiciaires inédites(les fameux procès-verbaux des interrogatoires menés par les équipes de Béria sont passés au crible, confrontés et mis en perspective pour mieux en comprendre la logique de rédaction, avec leurs non-dits et leurs contradictions, et la logique de fonctionnement: ce sont les traces fabriquées, les archives falsifiées d'un réel qui avance masqué, codé: "crypté") et du recoupement minutieux de témoignages divers suscite la possibilité, enfin, de confronter plusieurs de ces éléments avec le suicide de Tsvétaïéva, et, enfin, de le "déromantiser".
Alors que tout ( solitude, misère, insécurité orchestrée du fait de la précarité géographique, matérielle, émotionnelle) concourt à rétrécir les champs du possible pour Marina et son fils Murr, lequel, à seize ans, n'a que peu d'indulgence pour la dépression maternelle; alors que ses nouvelles conditions de survie, loin de tout ce qui a importé pour elle, asphyxient, écrasent la volonté et la capacité à écrire de Marina en épuisant ses réserves de révolte, sa rage, sa férocité intérieure et celle de son écriture, loin, très loin, s'élabore la légende du territoire russe comme territoire de partage, de dynamisme, d'avenir.
Elle, est prise au piège - des réseaux politiques, des convictions de son entourage et du maillage inextricable de mensonges et de fausses vérités répandues par les services secrets, le NKVD pour lequel son mari travaillait, ou les sbires de Staline, auquel, comme Akhmatova, elle écrira en vain pour obtenir la libération de Sergueï Efron. Elle, Marina, sombre. Femme-ombre, dont plusieurs témoins évoquent le visage déserté par les émotions, un masque-visage, quelques jours après ses dernières démarches pour obtenir un logement et un travail. Une ombre qui s'agite encore, portée par les derniers soubresauts de sa volonté: permettre à son fils de survivre, d'en réchapper.
Le resserrement chronologique et le balayage des destins de proches ( les Klepinine, leurs voisins à Bolchero, lieu de la première "relégation") met en lumière crûment l'impossibilité d'une défense raisonnée, d'une stratégie d'action, de pensée logique, réfléchie. La terreur omniprésente, la méfiance permanente comme mode de relation aux plus proches, l'absurdité des accusations et des contournements afin de procéder à des expurgations jugées nécessaires par ce régime de fous... Il faut lire les chapitres trois et quatre sur les interrogatoires subis par Ariadna Efron et son père Sergueï, l'évocation de ce nouveau monde de cauchemar, celui des "non-hommes", impossibles à ébranler.
Puis s'attarder sur le déplacement forcé à Elabouga, village misérable du pays Tatar, de Marina et son fils adolescent, sur ses tentatives ahuries pour retrouver un semblant de vie et de soutien en obtenant un logement à Tschistopol, où résidaient d'autres écrivains. Toutes tentatives qui mobilisaient une énergie considérable, que Tsvétaïeva n'avait plus, et qui se soldèrent par une mystérieuse volte-face, le dernier jour de l'été 1941. Il est probable, encore une fois, que les services secrets aient eu le dernier mot et que l'impasse à laquelle Tsvétaïeva ait fait allusion dans ses derniers mots à elle ait eu à voir avec sa compréhension d'un ultime piège, auquel elle savait ne pas pourvoir réchapper. Tsvétaïeva qui avait refusé de hurler avec les loups, de s'abaisser au vulgaire, avec la magnifique arrogance de son " Je ne peux pas!", toute sa personne nouée autour de cette incapacité à compromettre et à plier.
Le nouveau monde a eu raison d'elle, comme tant d'autres au nombre desquels, Mandelstam, mais peu d'auteurs auront payé ce prix extrême, de ne jamais revoir sa fille, en goulag pendant vingt ans, (Ariadna Efron, la première "enlevée" de la famille, a longtemps ignoré le suicide de sa mère); de perdre son époux quelques semaines après. Tout cela alors que le retour en Russie n'avait jamais été son projet... Une vie confisquée, une force de vie laminée, réduite au désarroi le plus extrême et à la terreur.
Irma Koudrova, La mort de Marina Tsvétaïéva, traduction par Hélène Henry, Fayard, avril 2015, Paris.