L'art de la fugue ou comment entrer dans un récit lapidaire et troué qui narre, dans une écriture à la pointe sèche, une cavale haletante et déprimée.
Une jeune femme s'affole un matin en découvrant le corps sans vie, apparemment, de son amant, dans son lit - elle se précipite hors de chez elle, hors de sa ville pour s'enfuir sur un coup de tête, prise de panique - le mort s'avère bientôt aussi vivant que vous et moi et elle - un autre homme, silhouette mystérieusement familière surgit à intervalles réguliers et cet homme s'avère le seul mort de l'histoire...
Tout cela, ce tourbillon d'invraisemblances, de surimpressions parasites, forme comme une traîne de fils romancés jamais vraiment dévidés et tels une traîne derrière une comète ou une mariée de Duchamp ouatent la cavale de Victoire, au prénom dérisoire, d'une irréalité acceptable, parce que constituant le coeur du coeur de la fiction, donnée à lire comme telle.
Un an c'est court... Et c'est ici le temps pris par une jeune femme pour se déprendre d'un réel qu'il est hors de question d'attaquer pour y entendre raison (aucune enquête policière à l'horizon du texte), un réel impitoyablement soumis à l'économie si l'on considère son basculement dans le hors-monde des "sans" domicile ni protection ni travail. Un an pour (s') abandonner. Un temps mort - entendre un temps hors les murs de soutènement de la vie ordinaire, un temps également privé de parole(s), au mutisme glaçant pendant quelques quatre-vingt pages. Pourquoi une ombre parlerait-elle?
En une année, Victoire va dépenser - l'argent passe de mains en mains en liasses cinématographiquement bruissantes pendant une bonne partie du récit, accompagnant sa dégringolade - et elle va se dépenser, comme soumise à un lent processus de désintégration. Elle s'émousse d'un abri à un autre ( location, chambres d'hôtel, installations de fortune), faisant la route, arpentant les kilomètres et paradoxalement, prend corps.
D'un côté, une mobilité, une "fluidité" mesurable à la quantité des transports auxquels Victoire soumet son corps ainsi qu'à la variété des moyens empruntés pour se mouvoir - trains,voiture, bicyclette, pied, voiture à nouveau en stop, trains. De l'autre, l'étroitesse du territoire parcouru. On pourrait parler d'une micro-errance, tant ce qui est quadrillé sans répit, zébré par ses va-et-viens désordonnés, désigne davantage la jeune femme comme une arête, une épine résistante avant qu'elle ne se fasse littéralement souffler par l'irruption de la police et un retour inopiné au point de départ.
Bien qu'il ne soit pas utile de le savoir avant de le lire, Un an forme un diptyque avec le roman suivant, Je m'en vais, enroulé lui aussi autour de la thyrse d'un départ, de disparitions multiples et d'un retour. Il y est question, encore, de Victoire, du marchand d'art que l'on croyait mort, d'une imposture, et à l'exception d'une échappée dans les blancheurs polaires, les géographies des deux textes se répondent : paysage baigné de pluie d'un Sud-Ouest peu accort où les uns et les autres errent de côtes atlantiques en hôtels de province, pour finir dans de sinistres halls de gare...
Entrevue dans un baillement de cette nouvelle fiction plutôt consacrée au marchand d'art, le fameux "corps mort", l'héroïne de Un an glisse ainsi d'un bord à l'autre de ces histoires, sans jamais devenir victime. Sans boursouflure, sans relief autre que ce devenir "apauvri" scruté le long d'une année. Une femme qui, cherchant à se perdre, loue un quelconque bungalow sur la côte basque. Volée et dupée par un jeune amant, elle erre, seule, dans la région, abandonnant l'un après l'autre ses ancrages, ses habitus, jusqu'à s'incarner dans le seul quotidien possible, celui d'une sans domicile, d'une femme du dehors, errante. On pense Duras, Henry James. Irrésistiblement... après la lecture des scènes où Victoire se trouve exposée au contact lumineux, photographique du mystérieux Louis-Philippe qui se révèlera n'être qu'une trace résiduelle du passé, un fantôme improbable, placé au coeur de ce voyage inquiet entre deux mondes.
Un An, Jean Echenoz, éditions de Minuit, Paris, 2014 (Collection"double").
Image: Yusuf Sevincli ( Galerie Filles du Calvaire, Paris).
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