"D'abord il y a la nécessité ; puis la manière, le nom, la formule."
Phrase manifeste que maints candidats à l'écriture devraient se rappeler et dont la lecture des textes en prose de Charles Reznikoff confirme qu'il s'est soumis à cet ordre inflexiblement...
Depuis son roman de jeunesse jusqu'au bref et rare commentaire traduit dans la discrète revue "L'Ours blanc" à l'automne dernier - sans doute quelque note préparatoire à une conférence- tout le projet d'écriture du poète américain est contenu dans cette exigence de claire mise en demeure du réel avant que ne s'impose au scripteur un rythme, une phrase musicale agissant, elle, telle une ponctuation / respiration incontournable.
Largement nourri des souvenirs de la jeunesse de sa mère, le premier roman de Reznikoff, en forme de diptyque, met en lumière dans sa première partie une jeune juive russe obsédée par son désir de fuite en Amérique, dans une famille miséreuse où le respect des codes et principes religieux la gêne systématiquement dans ses projets d'indépendance et son désir de succès. Interdite d'école, d'éducation, cette jeune femme obstinée, habile couturière, se rêve ailleurs, en prenant appui, presque de manière dérisoire, sur les mots du Talmud " Change de lieu, change ta fortune". Là où d'autres personnages autour d'elle ne font que répéter une litanie, pour Sarah Yetta, seule à prendre la mesure de ce brouhaha que d'aucuns nomment la modernité, le verbe se fera destin.
Lasse de la résistance familiale à tout changement au nom d'un "bon sens" générateur uniquement de décisions à court terme, c'est-à-dire de décisions criminellement obtuses, elle quitte la Russie, puis l'Europe. Comme en passant, Reznikoff lâche un de ces détails, autobiographique, qui bouleversent. Sous l'infime, quasiment un geste fondateur, auquel toute la suite du roman fera la part belle: à la mort du père de sarah Yetta, Ezéchiel, on découvre des papiers, quelques mots griffonnés, disposés de telle façon qu'ils ne sauraient remplir toute la page... Des aphorismes, des vers peut-être... Fragments d'une pensée, d'une vie secrète, à part des membres de sa famille. Une intériorité à jamais envolée, à jamais dissoute.
- Dans un élan d'incompréhension pragmatique, la veuve se saisit des papiers et les brûle.
A ce geste destructeur, des années plus tard, en plein Brooklyn, le petit-fils d'Ezéchiel, protagoniste flou de la partie américaine du roman, héritier notamment du prénom de son aïeul, répond radicalement. Incapacité profonde à agir, à écrire, à s'inscrire dans un ordre matérialiste; confusion, désordre des sentiments au fil d'une morne histoire amoureuse, faiblesse moribonde devant tout ce qui ressemble à une insertion sociale, constance dans l'observation et dans le non vouloir. Une de ces fuites à côté qui pourrait bien résonner aujourd'hui comme un insigne d'une forme d'intelligence, celle de ne rien vouloir produire, de ne se laisser compromettre en rien. Seulement aspiré, traversé par le expériences, dont aucune ne le touche plus qu'une autre.
Plus tard, beaucoup plus tard - les années cinquante - "Le musicien" nous baladera aussi, entre New-york et Los Angeles, cette fois. D'une mégapole à l'autre, un curieux duo, improbable et qui ne suscite pas plus d'étonnement que ça se raconte tour à tour.
Le narrateur, homme pressé, affairé, retrouve par intermittences, mais de plus en plus fréquemment, un camarade comme jailli de son enfance, un musicien incompris qui survit faiblement de commandes qu'il exécute pour un producteur fatigué. Sans accorder aucune importance à ce qui lui arrive si ce n'est de fugaces détails lors de soirées mondaines, de vagues rencontres urbaines, minces choses vues d'une vie qui respire au second plan. Sa musique? Il est seul en mesure de la goûter, de l'apprécier, quand les autres, alentour, n'(y) entendent rien. Toujours est-il que cette solitude du musicien -Jude- errant, dont les récits décousus, la voix parallèle retranscrite par des italiques sont alors devenus la voix première du roman, cette solitude, on le comprend vite, n'est que le prix payé, le seul acceptable ici-bas, la seule récompensent accordée à celui qui s'est refusé à déserter.
Sans surprise, Jude Dalsimer finit mal.
Sans domicile, ramassé alors qu'il errait dans central Park puis transporté à hôpital pour une expertise psychiatrique. "Deux lignes et demie - pas plus" dans un journal quelconque. Sur lui, plus rien. Près de lui, un tas de cendre; tout ce qu'il reste de la musique écrite pendant son existence de misère. Lorsque le narrateur, son seul ami, vient lui rendre visite à l'hôpital, l'autre n'aura que ces mots poignants de qui a sombré dans la déraison: " Si j'étais Jude Dalsimer, quelle belle musique j'écrirais!"
Charles Reznikoff, Sur les rives de Manhattan, éditions héros-Limite, Avril 2014; L'ours Blanc, ibid., Automne 2014; Le musicien, P.O.L., 1986.