vendredi 6 mars 2015

EUDORA WELTY / La fille de l'optimiste





 Longtemps j'ai préféré à tout autre écrit d'Eudora Welty le récit enchanté de son enfance, déployé autour de sa découverte de la lecture et des livres, du lien tendre qui l'unissait à des parents rares, et de sa venue à l'écriture. 

Bonne surprise: on  retrouve un grand nombre de ses souvenirs dans le nouvel opus réédité et traduit par les bons soins des éditions Cambourakis... Au fil d'une lecture rapide - trois heures dans la soirée d'hier, sans faillir - je retrouvai pêle-mêle l'anecdote du père terrorisé à l'idée d'être ficelé sur une table d'opération, de la fillette perdue dans la grande ville et contrainte de s'en retourner chez elle en train avec son père, ficelé dans son cercueil, les réminiscences de la mère de l'écrivain, auteur d'un excellent pain et dont la voix, avec celle de son mari, enveloppait leur fille d'un voile d'histoires murmurées - et bien d'autres encore, parmi lesquelles la figure de la  grand-mère vivant dans ses montagnes et jusqu'au titre du roman...

Pourtant, là où "Les débuts d'un écrivain" tenait la mélancolie et la tristesse éloignées, à bout de bras et de plume, par la vigueur de l'expérience, de la vie bien vécue et de l'indépendance haut et fort revendiquée, tous ces éléments, dans le roman paru en 1973, tissent une toile alourdie, emperlée du chagrin et de la solitude qui suintent tout du long.


La narratrice, Laurel, une femme au mitant de sa vie ( quarante-cinq ans environ), venue de Chicago à l'appel de son père, un vieux juge respecté et aimé de tous dans sa petite ville.  Celui-ci a mal aux yeux et redoute les conséquences d'une visite médicale, hanté par ce qui est arrivé à sa femme Becky, devenue aveugle peu avant de mourir. Un mal aux yeux à double entente, le vieil homme, après avoir connu un mariage d'exception avec la mère de L. ayant épousé en secondes noces une péronnelle insupportable, qui en veut pour son argent et que l'auteur parvient à nous rendre odieuse en quelques répliques. La fille prodigue lui règlera son compte dans les dernières pages, plus finement qu'on ne l'aurait fait; c'est que Wanda Fay ( la belle-mère tout droit sortie d'un reportage de J. Agee) étant une renégate, est aussi une victime.



Tout va très vite. L'opération soldée par la mort du vieux, des funérailles interminables, la solidarité de camarades d'enfances, des voisines attentionnées - tout un cocon au coeur duquel Laurel va laisser se libérer le flot de souvenirs, les voix et les odeurs de son passé. Meurtrie elle-même trois fois ( elle est veuve, et la perte de sa mère l'a laissé inconsolable), c'est comme si ces trois coups de bâton, sommation de son statut définitif d'orpheline, allaient lui permettre tant bien que mal de tourner le dos à cet état d'enfant qui la retient, pour fuir, délivrée de ses fantômes et des éléments matériels ( un rosier miraculeusement fleuri, des odeurs de nourriture amoureusement préparée, une vieille édition complète de Dickens à la couverture malmenée) qui les rattachent à elle.



Poignant, limpide, simple, ce bref roman nous conduit, esseulés, au bord de ces moments d'extrême trouble où notre vie bascule du côté de ce qui a eu lieu ( ou pas) davantage que de celui des projets ou des rêves... Non pas tant par nostalgie que par une attention profonde, pudique aux autres, ceux que l'on a aimés, ceux aux côtés desquels l'on s'est in fine construit. 




"...Rien n'était arrivé aux livres. Epoques d'inondation dans l'Alabama et le Misissipi, le titre courant en lettres dorées barrant son étroite échine verte était exactement à sa place de toujours à côté des Oeuvres poétiques de Tennyson illustrés, qui jouxtaient à leur tour la Confession du pécheur justifié de Hogg. Elle passa le doigt, tendrement, sur Eric Bright eyes et Jane Eyre, Les Dernier Jours de Pompéi, et Carry on, Jeeves



Epaule contre épaule, ils avaient, longtemps auparavant, formé sa propre famille. Pour chacun des volumes ici présents, elle avait entendu leurs voix, celle de son père et de sa mère; et peut-être ne se souciaient-ils guère, ou pas toujours, de ce qu'ils lisaient tout haut; l'important, c'était le souffle de vie qui s'exhalait entre eux et les mots fugitifs emportés dans ce flux, qui les tenaient sous leur charme. 



Entre deux êtres, pour certains d'entre eux, chaque mot est beau ou pourrait aussi être beau."




Eudora Welty, La fille de l'optimiste, Cambourakis, Mars 2015, Paris.





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