Ainsi la perte, le désordre, l'exil perpétuel, parce qu'intérieur et "historicisé", habitent mélancoliquement l'oeuvre de Von Rezzori.
"Nous grandîmes dans le mythe d'une réalité ancienne, merveilleuse et perdue. En ce temps-là, nous étions déjà ce que sont devenus plus tard, après 1945, des centaines de milliers d'Européens: des fugitifs, des réfugiés, poussière dans le vent du temps."
Il se pourrait donc bien qu'ayant connu les "deux phases du suicide de l'Europe" l'auteur ne se contente pas, dans ce très court récit, de raconter de familiales retrouvailles autour des funérailles d'un oncle, à travers le regard acéré d'un jeune adolescent revenu de lieux plus amènes que la vieille demeure qui sert de décor à la nouvelle... Ce fief familial se tient aux confins de l'Europe, sur un de ces territoires perdus, dé-nommés par l'Histoire, et acculturés au gré des revirements stratégiques et guerriers du vingtième siècle.
Autour d'un trou creusé pour y descendre la dépouille de l'oncle,et dedans lors d'une scène de séduction pathétique vont se nouer, via la conscience du narrateur qui fut ce jeune garçon, les fils répugnants de la mort, figurée par une mouche vrombissante qu'il intercepte autour du cadavre exposé et ceux des désirs troubles, irrépressibles et irrésolus en même temps du désir, de l'éveil à la sexualité, obsédé qu'il est par la métamorphose de sa soeur en jeune femme. Plus tard la tentative de séduction sur une jeune paysanne, épisode révélateur de sa conscience de classe, de l'acceptation de la brutalité au service de sa propre satisfaction constituera le point d'orgue du récit, heureusement tenue en échec par un retournement de situation, l'irruption insolente de jeunes enfants qui le ridiculisent publiquement et lui imposent un départ sans retour, condition incontournable de la transformation en légende, transfiguration préalable à l'écriture.
Extrait:
" Il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres, mais à travers les fentes larges comme un doigt des volets fermés, dont le bois vert à l'extérieur était passé et le blanc à l'intérieur jauni depuis longtemps, la lumière du soleil pénétrait en rais obliques d'une intensité presque palpable pour se fixer, immobile, sur des carrés de lumière superposés, dont les bases étroites dessinaient des zébrures sur le sol.
Ils se déplaçaient avec les heures, qui ne comptaient guère ici, comme les aiguilles d'un temps dont notre maison était sortie, une maison devenue étrangère qui n'était plus la nôtre. D'un pas incompréhensible qui nous devançait, elle était entrée dans une autre dimension du temps, dans un espace-temps au-delà de celui que l'on peut mesurer chaque jour, et nous aussi nous en faisions partie d'une manière étrange, sans toutefois y avoir part dans le présent de notre corps. Seul un écho de nous y était présent, quelque chose qui s'en était détaché; nous y vivions également, quoique de façon abstraite, c'est-à-dire sous la forme d'une légende. C'est sous celle des êtres de notre enfance, que nous avions quittée, ou celle de notre propre souvenir de nous-mêmes, que nous appartenions encore à cette maison, de même que notre oncle Sergueï, qui était mort à présent et s'était de la sorte définitivement transformé en légende, peu importait qu'il fût là dans la pièce voisine encore très présent et ne dût être enterré que le lendemain pour se décomposer lentement dans la terre jusqu'à n'être plus qu'un souvenir littéraire, un personnage tiré de nos récits."
Gregor Von Rezzori, Le Cygne, Editions du Rocher, 2006.
Photographie, la soeur de Rezzori.