samedi 27 octobre 2012

MICHELANGELO ANTONIONI / Ce bowling sur le Tibre



 "Des histoires il y en a partout."


Impossible de feuilleter ces textes, qui obligent à la lenteur, à la pause. Malgré la limpidité et la placidité de la langue; à cause de ce temps accordé au regard. A cause de la possibilité ouverte du cinéma derrière les mots.  Seule peut-être Duras  assume/revendique d'une manière aussi palpable la dimension imaginée ( au sens de mise en images cinématographiques) de l'écriture.


Bribes d'existences parfois réduites à une seule ligne - un bruissement- ou développées en novella, les histoires de Michelangelo Antonioni infiltrent les replis secrets de nos relations intimes, de nos déchirures. Les douleurs, les solitudes s'y vivent presque muettes ( il s'agit d'enregistrer le silence entre un homme et une femme qui se séparent), les trahisons se traduisent en gestes, en déplacements infimes ( une lettre envolée par la fenêtre d'un immeuble de bureau) ou violents ( une jeune fille tue son père de douze coups de couteau).

En toile de fond à ces scenarii en suspens les villes- Rome, Ferrare- sont des espaces nus où se cognent des êtres blessés, où maris et femmes s'effleurent, se mentent et s'abandonnent.
Ce qu'il y a de beau  aussi, c'est, tramée dans le récit, une réflexivité discrète, permanente. Comme une leçon de cinéma, surgie des lectures, des rencontres ou des errances de Michelangelo Antonioni.

Ce qui compte? Se rendre disponible aux histoires, aux formes, se laisser traverser par elles. Pour le dire vite: permettre l'apparition.

"La femme n'est plus à sa place. L'homme oui, mais il se déplace immédiatement. Il lui faut un long moment pour traverser la clairière et il reste aussi un long moment à regarder l'endroit, de l'autre côté, où se trouvait la femme, où elle se trouve sans doute encore, mais sans vie. Et puis la forêt, l'endroit de la forêt par où la femme aurait pu s'enfuir. Les deux hypothèses me passent par la tête. Dans le doute n'aurais-je pas dû au moins essayer de rattraper l'inconnu, de le suivre? Pourquoi ne l'ai-je pas fait? Pourquoi suis-je resté immobile à regarder la clairière où il n'y avait plus rien à voir une fois l'homme disparu? Je me souviens d'avoir eu une illumination. Il n'y avait aucune raison pour que nous soyons présents à cet endroit, à cette heure. Nous étions deux témoins inutiles et je me rebellais, par instinct, en restant immobile. J'entoure de mon bras la taille de Grethe avec l'intention de la réconforter ( mais de quoi?) et je l'entraîne jusqu'à la jeep. Les autres y sont déjà. Sandra mange une pomme comme si c'était le matin. Le capitaine est un peu abattu, il a le regard paresseux, ses yeux ont l'air d'être des feuilles dans le vent ( où donc ai-je lu cette phrase?) . Nous repartons. Le genou de Grethe touche à nouveau le mien et ce contact est d'une complicité si tendre que je n'ai plus envie de rentrer. Je fais demi-tour et prends la direction opposée. La route commence à descendre, et j'éteins le moteur. J'éteins également les phares. Nous glissons maintenant dans la blancheur incertaine de la route, vers la frontière, en écoutant dans le silence le gravier crisser légèrement contre les roues."


Michelangelo  Antonioni, Ce bowling sur le Tibre, éditions Images modernes, Paris, 2004 .

Photographie:Mickael Ackerman


mercredi 24 octobre 2012

KATHERINE MANSFIELD / The gulf (poem)


A gulf of silence separates us from each other.
I stand at one side of the gulf, you at the other.
I cannot see you or ear you, yet know that you are there.
Often I call you by your childisch name
And pretend that the echo to my crying is your voice.
How can we bridge the gulf? Never by speech or touch.
Once I thought we might fill it quite up with tears.
Now I want to shatter it with our laughter. 

Un gouffre de silence nous sépare l'un de l'autre.
Je me tiens d'un côté du gouffre, toi de l'autre.
Je ne peux te voir, ni t'entendre, sachant pourtant que tu es là.
Souvent je t'appelle par ton nom d'enfant
et feins de confondre l'écho de mon cri avec ta voix.
Combler le gouffre ? Ne le peuvent ni les paroles ni le contact.
Jadis je pensais que nous pourrions l'emplir de larmes.
Aujourd'hui je veux de nos rires le réduire à néant. 


Katherine Mansfield, 1911, texte établi par Arfuyen, Paris, 1990. 
Photographies: Ida Baker, 1910; Ottoline Morell; cf:http://mp.natlib.govt.nz/detail/?id=21927