mercredi 14 mars 2012

FOTO/GRAFICA: les livres fantômes d'Amérique latine.

  Rarement une exposition n'avait tant mis en évidence l'absence des objets dont elle venait de démontrer à quel point ils nous étaient nécessaires.... Rarement on avait éprouvé un tel état de frustration devant l'impossibilité de feuilleter, par devers soi, en toute intimité, quelques uns des quarante livres rares présentés au BAL jusqu'au 8 avril.
Bien sûr, on est resté longtemps, on a scruté les clichés, lu les textes qui accompagnent cette découverte d'un continent dont on connaissait et la densité littéraire et le tempérament éminemment photographique...  
 La photographie comme "miroir convexe" où se réfléchissent "notre époque, nos perspectives, nos modèles de l'épouvante"- oui, quelque chose de cet ordre s'est imposé dès la première salle, en résonance avec les poèmes du chilien Roberto Bolano, pour ne cesser de s'insinuer entre nous et les livres d'artistes, trois d'entre eux à tout le moins, exposés au sous-sol du BAL.

Entre la "projection holographique d'une femme" et les éclats de lumière magnétisée des photographies de Franco Fernell: une évidence. 


Hanté par la disparition des contours, par des silhouettes  spectrales qui se nichent dans de sombres interiores (" J'aimais photographier la manière dont les ombres se perdaient progressivement dans le noir le plus complet et la façon dont la lumière mourait."),Fotografias (1983)est littéralement un livre fantôme, dont la plupart des exemplaires ont disparu du fait de son auteur, au motif d'imperfections inacceptables dans l'impression. Cet auteur, c'est Fernell Franco, photographe des bordels de Colombie et de leurs jeunes prostituées qu'il transfigure en apparitions alanguies...

Ailleurs, portées par les mots magiques, -dont si peu nous est accessible - du poète  Roberto Piva, auxquels elles répondent étrangement, les photographies de Wesley Duke Lee: "Paranoia"(1963), édité en 1963, offre une déambulation hallucinée, nerveuse, et érotisée à travers "les crépuscules noyés" de Sao Paulo que n'aurait reniée ni Lautréamont ni Nerval, quand " toutes tes amours perdues te rendent visite à l'heure la plus sombre" dans la ville perturbée et que "(les) yeux (d'une femme) (deviennent) les cartes du cauchemar pur".

Au BAL, cette saison américaine, c'était comme si les photographes, pour beaucoup d'entre eux "joue contre joue avec la mort", avaient répondu à l'injonction du poète de  s'éloigner "des images de la douleur et du labyrinthe"...

...qu'ils ne pouvaient s'en défaire vraiment. Tel Sergio Larrain dans son livre El rectangulo en la mano (1963) dont le format et la conception modestes - un fascicule broché faisant alterner page vierge et photos en noir et blanc- renforcent délibérément la fragilité et la capacité d'émotion: s'attacher à la lumineuse captation de ce qui fait mystère (Deux fillettes? Une seule et son double projeté?), nous revoilà au coeur du principe photographique. Sergio Larrain, disparu au début de ce mois de Février, ne cachait pas son désir de "solidifier un monde de fantômes".


Toutes les citations en gras, excepté celle en italiques, proviennent du recueil de poèmes de:
Roberto Bolano, Les chiens romantiques, traduction Robert Amutio, Christian Bourgois, Paris, 2012.

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